Les animaux ont fait irruption dans l’espace public. Des vidéos trash des abattoirs rendues publiques par L214 à Douglas, le chien qui a « voté » à la primaire des Républicains, du chat maltraité par le footballeur Kurt Zouma aux chats « trop mignons » de Marine Le Pen, de l’interdiction des delphinariums à la prochaine loi corrida, on sent bien qu’il se passe quelque chose : à mesure que l’être humain se (re)découvre animal, l’animal s’humanise. Et ce faisant, il se politise.
En 2015, le législateur a changé son statut juridique : l’animal est passé de « bien meuble » à « être vivant doué de sensibilité ». Une révolution. En 2021, une nouvelle loi, cette fois sur la maltraitance, est venue renforcer les dispositifs de reconnaissance : nouveau certificat pour l'acquisition d'un animal de compagnie, sanctions renforcées en cas de sévices et de zoophilie, fin des delphinariums, donc, prévue pour 2026, et des animaux sauvages dans les cirques itinérants pour 2028. Ce 24 novembre 2022, les députés ont à se prononcer sur la proposition de loi d’Aymeric Caron, visant à interdire la corrida. Fait pas si étonnant, étant donné sa charge émotionnelle, la majorité parlementaire ne donne pas de consignes de vote. Ce qui en dit long sur les tiraillements qui traversent chacun de nous.
Le sujet peut sembler mineur. La fin de la corrida, ça ne va pas changer la face du monde. Sauf qu’il intervient sur une situation déjà inflammable. Le patron des chasseurs, Willy Shraen, plastronne sur tous les plateaux, minimisant les « incidents » où des quidams se prennent des balles perdues par des types avinés qui ressemblent plus à la caricature des Inconnus qu’à des protecteurs de la nature. Des militants de la cause animale attaquent des boucheries. Les partisans de la corrida, eux, défendent leurs valeurs ancestrales, le droit à la coutume et la beauté de la lutte entre l’homme et le taureau. Sandrine Rousseau accuse la France des barbecues de véhiculer des valeurs virilistes. Des influenceurs d’extrême-droite se filment au cours d’orgies viandardes indécentes. Des personnalités aussi diverses que Laurent Baffie, Michel Drucker ou Franz-Olivier Giesbert prennent le parti de l’animal. Et à propos de parti, le parti animaliste a fait des scores inédits aux européennes de 2019 (2,2%). Pour info, j’ai moi-même voté pour un de ses candidats au premier tour des législatives 2022 (vote « de gauche » anti-Nupes, demi-sanction contre LREM, pulsion bourgeoise de dernière minute, affection pour l’affiche du caneton orange hirsute sur fond violet). Au milieu de ce capharnaüm conceptuel, l’honnête citoyen est perdu. S’il mange de la viande mais qu’il aime son chien, est-il un affreux réac’ ? S’il a un oncle chasseur, doit-il encore lui adresser la parole ? Encore une fois, un débat passionnant est pris en otage par les excités des deux camps. Heureusement, il y a Renaud Large.
Renaud Large, par Solene Pasquier de Franclieu Renaud est le premier auteur d’une collection d’essais que je lance ce mois-ci aux éditions de l’Aube. La collection s’appelle Ça va bien se passer. Son but est de désamorcer les débats merdiques. De calmer les passions. Elle aurait pu s’appeler Calmos, d’ailleurs, en référence au film culte de Bertrand Blier. L’idée est simple : si on prend le temps de s’écouter les uns les autres, si on ne se caricature pas bêtement, et si on pose tous les arguments sur la table, on a une petite chance d’échapper au pugilat général. C’est une collection, justement, destinée à l’honnête citoyen qui aimerait bien se forger une opinion, mais en a marre qu’on lui dise quoi penser en lui braquant un pistolet sur la tempe. Si on n’est ni un gaucho, ni un facho, que peut-on (et non que doit-on) penser ? Pour inaugurer la collection, j’ai choisi, de concert avec mon ami Jérémie Peltier et avec la directrice éditoriale de l’Aube, Manon Viard, un sujet qui se prête bien à l’intention initiale : la relation homme-animale. Renaud avait le profil parfait. Fils de chasseur, provincial « monté à la capitale » pour ses études, devenu consultant (nul n’est parfait) : outre son intelligence et son érudition, une forme de nostalgie pour la vieille gauche populaire, jacobine, en gros chevènemento-communiste, il est aussi une très belle plume. C’est ce que je recherchais en lançant cette série de livres : faire écrire des gens intellectuellement intègres, mais qui ont un goût pour le style, tout en ne rechignant pas à se mettre en scène (du « gonzo-intellectualisme ») pour humaniser des essais souvent trop secs. A tous ces points de vue, et je ne dis pas ça parce que j’ai intérêt à ce qu’il marche, Le choc des espèces est un petit bouquin formidable.
Dans un prologue à la Giono, Renaud décrit une partie de chasse, enfant, en Corse, avec son paternel. Puis il brosse le portrait, émouvant je l’avoue, de deux personnages dont on sent qu’il les a bien connus, archétypes a priori irréconciliables : Charles, éleveur, et Mireille, déçue des hommes, amoureuse des animaux. Deux « termes de l’équation », pour reprendre les termes de Renaud, à partir desquels il va bâtir un plaidoyer réconciliateur. Dénonçant la « cartoonisation » des guerres animales (la tendance à surjouer la confrontation), il tord le cou, chiffres à l’appui, à une série d’assertions qui empêchent de penser proprement : l’élite mondialisée aime la fourrure, les animalistes sont des gauchistes immatures, les écolos et eux c’est pareil, la France périphérique n’en a rien à faire du bien-être animal... Renaud file ensuite du côté des imaginaires et de la place de l’animal dans la grande culture populaire, il teste la pertinence de la « voie welfariste » (la branche réformiste de la cause animale), avant de tenter une thèse joliment syncrétique, celle de la « décence ordinaire animaliste ». Je ne vais pas spoiler, ce livre se lit comme une enquête intellectuelle, et j’aimerais que vous le procuriez dans toute bonne librairie, au lieu que je vous en mâche ici la lecture. Sachez simplement que, allant puisant à la source orwellienne de la common decency, notre chasseur repenti, comme il se définit lui-même, tente la quadrature du cercle en réaffirmant la supériorité de l’homme-animal sur l’animal non humain, donc sa responsabilité à bien le traiter. C’est assez simple après tout, même si cela risque de hérisser le poil des antispécistes hard core (l’homme étant radicalement l’égal de l’animal, porter atteinte à l’animal est un crime).
« Le bon sens populaire, écrit Renaud, ne tolère pas que l’on fasse du mal gratuitement aux animaux. C’est un signe d’opprobre. À l’inverse, la sociabilité́ prolétaire ne trouve généralement rien à redire au fait de tuer un animal pour le manger. C’est une convention paradoxale, peut-être, mais admise. » Par conséquent, « nous pouvons collectivement nous bercer d’illusions en militant pour fermer les abattoirs ou pour faire reconnaître un droit opposable au logement pour les hamsters. Ces revendications sont parfaitement contraires au bon sens populaire. » Assumant son passé souverainiste, Renaud ne se protège pas derrière des considérations purement principielles. Philosophique, la question animale est aussi politique, on l’a vu, elle est juridique, mais surtout économique. Derrière l’animal, il y a des éleveurs, des consommateurs, des prix, un commerce international, bref : un marché. En pratiquant la souveraineté alimentaire, donc une forme de protectionnisme, d’un bout à l’autre de la chaîne, on consommera moins mais mieux de viande, on upgradera les critères d’élevage, on paiera mieux les éleveurs.
Personnellement, je me méfie des chasseurs. Ces types me font flipper. Si, hypocritement, j’aime la bonne bidoche sans tenir compte du fait qu’il faut bien des abattoirs soustraits à mon regard effarouché, je trouve que partir de bon matin un fusil en bandoulière pour aller buter des perdrix, ça craint. Je vous invite d’ailleurs à lire les reportages de Jonathan Franzen sur sa passion des oiseaux, c’est salvateur (ils sont regroupés dans Et si on arrêtait de faire semblant ?, éditions de l’Olivier 2020). Il m’arrive de regarder de la corrida en rêvant que le torero se fasse embrocher – et j’applaudis quand ça arrive. Si j’étais député, et malgré ma réticence à l’égard du personnage Caron, je pense que je voterais sa loi. Mais je suis d’accord, a priori, pour utiliser des souris, des cochons et des chimpanzés à des fins de recherche médicale. J’aime mon chat presque autant que mes enfants. J’ai lu avec passion L’homme qui aimait les chiens, et j’ai compris tôt, avec Les racines du ciel, qu’être humaniste c’était d’abord bien traiter les animaux. A l’âge adulte, j’ai arrêté d’arracher leurs pattes aux sauterelles comme je le faisais quand j’avais 8 ans. Par contre, zéro pitié pour les moustiques et les guêpes. Quand je discute avec mon camarade Camille Brunel, auteur régulier chez Usbek & Rica, écrivain animaliste qui a bien voulu rencontrer Renaud pour Le choc des espèces, une part de mon caractère pseudo-civilisé culpabilise dans les grandes largeurs (Camille étant un homme drôle et tolérant, j’aime penser qu’il passe outre mes errements). Bref, je suis comme tout le monde : balloté entre plusieurs injonctions paradoxales, dans un entrelacs de valeurs qu’en définitive j’arrange à ma sauce. Après avoir accompagné Renaud dans son écriture et relu son livre un certain nombre de fois, je peux l’affirmer sans exagérer : je me sens mieux.
Le sous-titre du livre est : L’homme contre l’animal, jusqu’à quand ? C’est à cette question que répond son jeune auteur. En cela, il est un onguent sur une blessure éthique, une boussole à destination d’un électeur paumé. Souvenez-vous du Lion, de Joseph Kessel, nous dit-il. L’histoire d’une amitié entre une petite fille, Patricia, et le lion King. Pour Kessel, « l’échange, la familiarité́ qui s’établissaient entre le grand lion et l’homme montraient qu’ils ne relevaient pas chacun d’un règne interdit à l’autre, mais qu’ils se trouvaient placés, côte à côte, sur l’échelle unique et infinie des créatures. » Attention, prévient Renaud ! « Penser qu’il s’agit d’un appel à l’antispécisme, c’est mal comprendre la nature profonde de cette échelle unique des espèces. Comme toute échelle, elle est composée de barreaux, d’étages, de hiérarchies. Le lion et la petite fille n’appartiennent pas à un magma unique. Ils sont différents. Ils ont même parfois des relations asymétriques. Physiquement, le lion peut déchiqueter l’enfant d’un coup de patte. À l’inverse, la fillette domine émotionnellement et moralement le lion. Elle est sa maîtresse, même s’il a recouvré sa liberté́. Il n’est plus enferré dans la domesticité́, mais King demeure soumis à Patricia, y compris en pleine savane ».
Politiquement, l’animal n’a plus rien d’anecdotique. Si la société française, multi-fracturée, est capable de s’entendre sur la place qu’elle lui accorde, elle donnera du crédit à la ligne de l’apaisement. C’est le pari du Choc des espèces. Mais c’est aussi l’aspiration, je crois, de la majorité silencieuse.
Venez discuter avec Renaud Large et ses invités, à la fondation Jean Jaurès le 23 novembre 2022 : https://www.jean-jaures.org/agenda/animalisme-chasse-corrida-des-mythes-a-la-realite/