2027

Newsletter d'anticipation politique

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Par thierry Keller
11 janv. · 24 mn à lire
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Bertrand Caltagirone (Dernière Rénovation) : « On va avoir besoin de gens qui sont prêts à tout sacrifier »

Ce jeune porte-parole du mouvement écolo radical s’est livré avec une franchise déconcertante sur le feu sacré qui s’est emparé tout entier de sa personne il y a un an à peine. Interview fleuve avec un « citoyen engagé » aux faux airs de gendre idéal.

Bertrand Caltagirone n’a rien d’un zadiste. Les cheveux courts, le visage glabre, il porte des souliers de cuir, un jean repassé, et une chemise impeccable. A 28 ans, il s’exprime calmement, sans colère, avec une grande clarté et beaucoup de franchise. Après Sciences Po Paris, il a travaillé à l’Autorité Nationale des Jeux (régulation du marché des jeux d'argent), s’est installé avec sa copine dans le Ve arrondissement de Paris. Comme il le reconnaîtra, il compte bien fonder une famille, un jour. Mais depuis presque un an, sa vie a changé : Bertrand est l’un des porte-parole du mouvement Dernière Rénovation. « DR », c’est ce collectif qui s’est fait connaître pour des actions coups de poing largement médiatisées : interruption d’un match à Roland Garros, de PSG-OM, de deux matchs de rugby, d’un spectacle à l’Opéra de Paris, sans compter les nombreux blocages de périph’, à Lyon comme à Paris. Plus récemment, ce sont encore des militants DR qui ont aspergé le ministère de l’écologie de peinture orange, avant de se faire sévèrement molester par la police (on se demande bien d’ailleurs pourquoi il faut six malabars surarmés pour les ceinturer). Dans le sillage des jets de soupe sur des œuvres d’art, du saccage de parcours de golf ou du sabotage d’usine par d’autres collectifs écolos radicaux, DR a suscité des débats sans fin : ces gens-là servent-ils vraiment la cause ? Ne contribuent-ils pas à monter la population contre eux ? A diviser la jeunesse ? Partagée entre la bienveillance à leur égard, le ricanement ou la franche hostilité, l’opinion publique n’a pas encore tranché : faut-il coller ces jeunes cons en prison (« Au gniouf le pignouf », a tweeté l’un de mes amis), ou soutenir ces pacifistes qui prennent tous les risques (y compris celui du ridicule) pour réveiller les consciences ?

Pour ma part, j’observe avec perplexité l’émergence de cette nouvelle génération militante. Ancien militant moi-même, une part de moi les comprend. Si j’avais 20 ans aujourd’hui, qui dit que je ne me retrouverais pas à leurs côtés ? Mais, parvenu à un âge respectable, il peut m’arriver de participer au cortège des donneurs de leçons. Dans mon métier, ces « citoyens engagés », comme ils se définissent, je me suis mis à la fréquenter de près. Certains se situent en marge du système, d’autres assument d’infiltrer le cœur du réacteur pour « changer le système de l’intérieur ». D’autres encore font les deux : consultants en transition écologique le jour, activiste chez Extinction Rebellion la nuit. Quelle que soit la stratégie adoptée, je suis toujours surpris de trouver leur attitude et leur discours parfaitement responsables, en tout cas très réfléchis.

Bertrand Caltagirone fait partie de ces jeunes qui intriguent la bonne société. Comme d’autres, il est invité dans les médias, mais aussi dans les entreprises, aux prises avec une inquiétante fuite des cerveaux. Alors qu’il pourrait perdre patience, il répond toujours avec politesse et concision. Je l’ai croisé à l’occasion d’un Tribunal pour les Générations Futures sur le thème : « Génération Climat : bullshit ou révolution ? ». Ce jour-là, je « jouais » le rôle de l’avocat (en défense de la « révolution »). Bertrand était invité comme témoin. J’ai tout de suite été frappé par le sang-froid derrière la détermination. Ce type-là, me suis-je dit, n’est pas la moitié d’un militant. Rien à voir avec un petit bourgeois en quête de sensations, ceux que Trotski appelait les « touristes de la révolution ». J’ai voulu en savoir plus sur lui, sa vie, ses motivations, les méthodes de ses camarades (on ne dit pas camarade, chez eux). Il s’est plié de bonne grâce à mes questions, qui parfois sonnaient un peu ancien combattant. Je l’ai pris au sérieux, tout en essayant de le challenger, de le mettre face à ses contradictions, sans chercher à le piéger pour autant. Nous nous sommes retrouvés dans un café, en décembre dernier. Au bout d’une heure et demie de conversation, une chose en particulier m’a sauté aux yeux : voilà un garçon à la tête bien faite, qui assume ses lacunes, ne cherche pas à refourguer des éléments de langage foireux, et qui accepte de se poser des questions. Amis « boomers », anciens militants comme moi ou simples citoyens intrigués par ces « gens-là » : je ne sais pas si ce jeune homme parviendra à ses fins, j’ignore s’il a la « bonne ligne » ou la « bonne tactique », mais je sais en revanche qu’il va falloir compter avec lui, et avec tous ceux qui incarnent ce mouvement, dans les années à venir. Si 2027 est une date de peu d’importance pour lui, l’élection de 2027 sera marquée, qu’on le veuille ou non, par la vague de fond qu’il incarne. Quand une situation objective (la crise climatique) rencontre un petit groupe organisé, c’est toute la politique qui s’en trouve bouleversée.

Bertrand CaltagironeBertrand Caltagirone 

Quel est l’objectif des opérations de blocage ?

Le but, c’est « d’interrompre ». On est dans une marche en avant vers l’apocalypse et l’autodestruction, on est tous impliqués là-dedans, donc on dit simplement stop, on s’interrompt et on réfléchit. Ça c’est la dimension symbolique. Après, on veut être efficace, et ça implique de toucher les gens là où ils sont, on ne peut pas se permettre de passer inaperçus. Nos actions sont facilement réplicables, avec fort impact aussi bien médiatique qu’en termes de perturbation.  

Vous cherchez une forme de court-circuit ?

Oui, exactement.

C'est une forme d'activisme assez dangereux, non ? Bloquer un périph à l’heure de pointe, c’est prendre un risque.

Oui, c’est dangereux. Quand tu as milité ailleurs, tu es habitué à d’autres formes d’action, plus tranquilles. Mais je pense que ce qu’on propose répond à une demande dans la société. Quelque chose d’efficace, qui bouscule les codes, qui passe au travers du jeu institutionnel et politique.

Tu n’avais jamais milité avant ?

Non, j'avais déjà eu des engagements associatifs, mais jamais politiques. J'estime que je suis assez structuré politiquement, parce que ça m'intéresse et parce que j'ai fait des études de sciences politiques, mais Dernière Rénovation (DR) est mon premier engagement structurant. Et c'est le cas de tous ceux qui nous rejoignent. Il y a énormément de primo-militants.

Qu’est-ce qui t’as fait franchir le pas ? Entre faire Sciences Po, lire des bouquins et bloquer un périph’, il y a une marge.

Oui il y a une marge. Mais plus on se renseigne sur la catastrophe environnementale, que ce soit sur le climat, l’effondrement de la biodiversité, la raréfaction des matériaux, bref sur le nombre de merdes liées à l’activité humaine, plus ça monte en toi. Pendant longtemps, je me suis interrogé sur la meilleure façon de faire. Et puis à un moment, j’ai arrêté de me poser cette question. J’ai voulu agir. Et prendre le problème par un bout.

Et tu es allé voir Dernière rénovation.

C’est DR qui est venue à moi. J’ai un ami qui a contribué à monter le mouvement. Je me suis retrouvé assez vite embarqué là-dedans.

C’est très récent. Début 2022 ?

Oui, février 2022. Au début, on n’était qu’une dizaine dans un salon. Mais la stratégie était déjà très claire. Je me suis dit : là ça vaut la peine de m’engager, de prendre des risques. Je pense que pas mal de gens se posent ce genre de questions : à quoi ça va servir ? Si des gens viennent chez nous, c’est justement à cause de ça : ailleurs, dans des partis, dans des ONG, ou même des asso étudiantes, ils ont été frustrés de voir que ce qu’ils faisaient manquait d’impact. A DR, on est extrêmement ambitieux. On prend des risques, parce que la situation nous y oblige.

Juillet 2022 : des militants Dernière Rénovation interrompent le Tour de FranceJuillet 2022 : des militants Dernière Rénovation interrompent le Tour de France

Avant cet engagement, tu étais un citoyen sans histoire.

Oui.

Tu n’étais pas encarté.

Non.

Tu avais fait Sciences Po, donc.

Oui.

Tu avais un job.

Oui. Mais je peux même aller plus loin : je m’étais installé avec ma copine, j’entrais dans un cadre de vie, pas forcément tout tracé, parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver, mais enfin on peut dire que j’avais un démarrage de vie assez lambda. Aucune raison objective de « perdre » tout ça.

Tout allait bien.

Non, tout n’allait pas bien, justement.

Comment a été perçu ton choix, dans ton entourage ?

Ma copine l’a bien pris. Elle était alignée avec moi sur les idées. J’imagine que pour elle, ça a été un peu difficile quand je me suis retrouvé en garde à vue, mais elle est en soutien total. Elle a même un peu aidé dans la campagne. Le fait d’être deux dans ce genre de situation est très précieux. Un tel engagement peut vite devenir compliqué si on est avec quelqu’un qui n’est pas d’accord. Ce n’est pas un engagement banal. Ce n’est pas un hobby. J’engage toute ma personne. Je me mets en risque entièrement, et du point de vue de mon intégrité, et de ma liberté.

Tu estimes avoir changé depuis ?

Oui, clairement. Ma conscience s’est accélérée, j’ai appris énormément de choses. Partir de 10 et arriver à plusieurs centaines, faire la une de la presse, ça m’a fait réaliser à quel point on détient de la puissance politique. Cette puissance, il faut l’activer. Une fois que tu as assimilé ça, tu n’es plus le même. Tu n’es plus une personne isolée derrière ton écran, à regarder des vidéos d’effondrement sur Youtube.

Revenons à Dernière rénovation. Quel est votre discours ? Votre système de valeurs ?

C’est simple : nous avons décidé de partir d’une revendication concrète : la rénovation énergétique des bâtiments. Autrement dit, quelque chose qui n’est, sur le papier, ni de gauche ni de droite. Même dans un système néolibéral avec forte contrainte budgétaire, il existe des marges de manœuvre. Par exemple, on peut imaginer des prêts aux particuliers garantis par l’État, qui pourraient être remboursés au moment de la vente du bien ou de sa transmission à un tiers lors de la succession. C’est si simple que même à l’Assemblée nationale deux amendements ont été votés (par des députés de gauche et de droite) pour rehausser le budget de la rénovation. Et c’est parce que ce n’est pas un sujet idéologiquement clivant que nous l’avons choisi.

C’est donc un choix essentiellement tactique ?

Oui. Sans compter que c’est un sujet aussi bien écologique que social. On doit être capable de mobiliser aussi bien des gens qui sont anxieux pour le climat qu’en situation de précarité énergétique. Notre but est de créer, sur cette base, un véritable mouvement social. Combiner l’écologique et le social, potentiellement c’est explosif.

Dirais-tu qu’il existe un présupposé collapso qui ferait consensus chez DR ?

Pas vraiment. Nous on agit pour éviter l’effondrement, là où les collapso utilisent l’effondrement pour défendre une vision du monde alternative. Pour eux, l’effondrement serait la grande leçon historique dont on aurait besoin pour vivre autrement.

Mais comment se départir d’une vision eschatologique de la situation ?

Il faut revenir à la science. Que nous dit-elle ? Pas qu’on se dirige vers une apocalypse au sens biblique du terme. Mais qu’il existe des scénarios du pire qui peuvent conduire à ce qu’une grande partie de la planète soit inhabitable, que des milliards d’êtres humains peuvent mourir. Qu’il soit eschatologique ou effondriste, notre imaginaire est marqué par la fin du monde, ou la fin du monde tel qu’on le connaît.

Par rapport aux autres mouvements écolos récents, comme par exemple Extinction Rebellion, il y a cette idée de compte à rebours (« Il nous reste tant de temps avant... ». Tu confirmes ?

Oui.

N’est-ce pas un piège de donner des échéances ? De s’aligner sur une vision du monde quasi-messianique...

Je reconnais qu’on navigue sur une ligne de crête un peu dangereuse. Si on vise la date de 2025, c’est parce que selon le Giec il reste trois ans pour diminuer les gaz à effets de serre, et qu’au-delà on ne pourra plus suivre la trajectoire des 1,5°. Ça ne veut pas dire qu’après 2025 ce sera la fin du monde, ou qu’il ne faudra pas continuer le combat, mais c’est une façon pour nous de visualiser le fait que notre fenêtre d’action se rétrécit. En 2025, si rien n’est fait, on aura perdu une grosse, grosse bataille. Une bataille qui va coûter beaucoup de vies.

Tu dis « si rien n’est fait ». C’est un terme qu’on retrouve dans toute la dialectique de la mobilisation écologique. Mais entre « rien » et « tout », il y a un spectre assez large, non ? Faire « un peu », ou même « beaucoup », c’est déjà faire. Or, ta génération a besoin de victoires, pas qu’on lui dise en permanence que tout est foutu. Non ?

Oui, j’entends. Le climat, voilà comment ça fonctionne : si tu arrives à un certain niveau d’augmentation des températures par rapport au début de l’ère industrielle, certains points de bascule peuvent être enclenchés qui vont aggraver le changement climatique, en-dehors même de l’action humaine. Donc si tu fais un petit peu, mais pas assez pour éviter ces points de bascule, c’est comme si tu n’avais rien fait. Tu perds le contrôle quoi qu’il se passe. Faire « un petit peu », ça peut donc se révéler un moyen d’endormir tout le monde. Dire « on est sur la bonne voie », « on a fait un nouveau règlement », viser l’interdiction de la voiture thermique en 2035, ce genre de choses, ça donne l’impression de faire quelque chose, en effet, mais derrière, le statu quo est préservé. L’urgence, ce serait d’arrêter tout projet d’extraction pétrolière. Quels que soient les investissements, il faut arrêter les projets d’extraction fossile. Sinon tu dépasses des seuils qui vont avoir des conséquences dévastatrices. Tu vois ?

Oui, mais alors dans ce cas, pourquoi avoir choisi comme porte d’entrée la rénovation thermique des bâtiments ? Désolé, mais ça sonne un peu modeste comme combat...

Le bâtiment, c’est 20% des émissions de gaz à effet de serre, en France, hein.

Certes, mais ça semble contradictoire avec la vision systémique que tu défends.

Non, et je vais te dire pourquoi. On raisonne en deux temps : temps un, on veut obtenir une victoire par la résistance civile, et pour ça on choisit un angle peu clivant, on maximise nos chances de succès sur un sujet précis. Temps deux : initier une véritable révolution politique qui, elle, va mettre en cause la totalité du système et proposer un autre modèle de société.

Tout simplement !

Tout simplement.

Ce serait quoi ce nouveau modèle de société ?

Il y a plein de pistes à explorer : de la décroissance à la façon de penser une économie qui subvient à nos besoins sans dépasser les limites planétaires. L’après est déjà pensé. Ce qu’il faut maintenant, c’est une volonté politique.

Prenons la première étape : à quoi ressemblerait une victoire sur la rénovation thermique des bâtiments ?

C’est assez simple : un niveau d’aide suffisamment incitatif pour que les propriétaires les plus modestes n’aient pas à subir les frais de rénovation, et imposer un agenda qui contraigne les propriétaires. 2025 : obligation de rénovation de performance pour tous les logements classés G sur le DPE. Voilà, tu commences par G, puis tu remontes pour qu’en 2040, 2050, l’ensemble du parc immobilier soit décarboné. Ce n’est rien d’autre que ce qu’avait proposé la convention citoyenne sur le climat.

C’est possible autant sur de l’haussmannien que sur du pavillonnaire ?

C’est plus facile sur du pavillonnaire, mais c’est jouable aussi sur de l’haussmannien, via l’isolation par l’intérieur. Les techniques existent. Ce qu’il manque, c’est le financement. Et la structuration de la filière professionnelle, qui pour l’instant a été abandonnée au libre jeu du marché. L’État doit prendre les choses en main. Ça passe par la formation, le recrutement... Ces métiers doivent devenir plus attractifs.

Et sur le neuf, on fait quoi ? On arrête de construire ? On bâtit autrement ? On ne fait que rénover ?

Il n’y a pas d’urgence en France à construire de nouveaux logements. Je rappelle qu’il y a près de 3 millions de logements vacants. Sans compter les bureaux vides. L’urgence, c’est d’arrêter l’artificialisation, qui détruit la biodiversité et génère une quantité de béton astronomique. Donc on arrête de construire, on arrête de détruire pour reconstruire. On rénove l’existant.

Vous avez mené une réflexion sur les grands ensembles ? Que dites-vous aux 1,6 millions de Français qui vivent dans les QVP (Quartiers Prioritaires de la Ville) ?

Qu’on s’entende bien : nous, notre travail, c’est de mettre l’accent sur la rénovation. S’attaquer à la pauvreté et à la ghettoïsation, c’est un autre sujet. La ligne directrice, c’est d’accélérer la rénovation, partout où c’est possible, et en finir avec la logique destruction-reconstruction qui perpétue la fuite en avant.

Je veux juste comprendre comment vous gérez la double dimension de vos actions : d’un côté vous avez une vision politique très structurée, de l’autre vous vous transformez presque en architectes ou en urbanistes.

Si on veut changer la société, on doit pouvoir s’emparer de tous ces sujets plus techniques. On doit pouvoir parler d’agriculture, d’industrie, de transports, de bâtiments. Et quand je dis « nous », c’est nous tous, les citoyens. Pour ça, on se forme. On a rencontré des dizaines d’experts, on a posé toutes les questions, on est entrés dans le détail. Après, on ne va pas devenir des professionnels, on veut savoir de quoi on parle. Mettre les mains dans le cambouis, ne pas être cantonnés aux grandes envolées lyriques.

Il se passe quoi le jour où un gouvernement vous dit : ok, on va faire ce que vous demandez ?  

Si on obtient satisfaction, le but est d’inspirer d’autres combats, qui ne seront d’ailleurs pas forcément menés par nous.

Vous continuez sujet par sujet, ou bien vous élargissez le scope ?

On pourrait prendre sujet par sujet, on pourrait par exemple s’attaquer à la place de la voiture dans la société. Sauf qu’à un moment, on va toucher à des intérêts économiques structurants. Donc à mon avis, on ne pourra pas continuer à prendre sujet par sujet. Sur la rénovation, c’est facile, ça ne remet rien en cause, et ça peut même être rentable. Sur le reste, c’est plus compliqué. Il va falloir s’attaquer au système économique en général. Quelque chose qui ressemble à un programme révolutionnaire qui remette en cause les fondements de la société.

Tu parles de révolution. Mais pour le moment, le terme choisi, « rénovation », en est bien loin. Avant, le clivage, c’était « réforme ou révolution ». Là, c’est encore un cran en-dessous de réforme. En passant de directement de rénovation à révolution, ne prends-tu pas le risque de perdre des troupes ?

Je ne crois pas, non. Le risque est plutôt inverse.

Comment appelle-t-on les gens qui vous rejoignent ? Activistes ? Militants ?

On dit citoyens engagés. Le terme citoyen était justement employé pendant la Révolution française, on ne disait pas militants. L’idée c’est de dire qu’on est des gens ordinaires, des citoyens donc, pas des professionnels du militantisme. On se dit juste : ok, face à l’urgence vitale, il faut se bouger.

Où allaient les jeunes avant ? XR avait-il déjà créé un appel d’air ?

Oui, clairement, XR a fait un travail super, surtout en Angleterre. Ils ont réussi à imposer l’état d’urgence climatique, ce n’est pas rien. Ils ont mobilisé énormément de monde sur des actions à risque. De ce point de vue, ils ont ouvert une brèche.

Oui, c’est sûr que quand tu es jeune et que tu as envie de t’engager, tu ne vas pas chez « EELV »...

C’est sûr.

Ni chez Greenpeace ou Sea Sheperd.

En fait, même les responsables de ces ONG-là sont bien conscients de leurs limites. Eux sont des professionnels.

Janvier 2023 : Sébastien, 37 ans, chercheur en physique théorique, asperge de peinture la façade du ministère de l'écologieJanvier 2023 : Sébastien, 37 ans, chercheur en physique théorique, asperge de peinture la façade du ministère de l'écologie

Êtes-vous, de votre côté, un mouvement de masse ? Avez-vous envie de le devenir ?

On a envie de le devenir. Pour le moment, c’est compliqué, étant donné le type d’actions qu’on mène. Mais si on se met à proposer des modes d’action moins à risque, quelque chose qui n’implique pas d’aller en garde à vue derrière, on pourrait tout à fait massifier notre mouvement.

A moins que la radicalité et la masse n’aillent de concert ?

Mais ça doit aller ensemble. La radicalité seule ne sert pas à grand-chose. Encore une fois, ce qu’on cherche, c’est à inspirer les gens. Qu’ils se disent, « si eux le font, alors je peux le faire ». Si certains sont prêts à aller en prison, la moindre des choses c’est d’aller dans une manif. Tu vois ?

Vous offrez un éventail large de mobilisation ?

Oui, il n’y a pas que des gens qui bloquent le périph, il y en a qui vont distribuer des tracts, qui sont actifs sur Internet, ou qui sont simplement en soutien. Par exemple, à la sortie des gardes à vue, on organise toujours un petit comité de soutien, devant les commissariats, qui attend les militants avec du thé, du café, des boissons chaudes... Après, on va dans un endroit convivial pour se régénérer.

Tu as été souvent en garde à vue ?

Deux fois. La première fois, c’était le 1er avril 2022, pour la toute première action de DR, un blocage du périph’, c’était vraiment un saut dans l’inconnu, on ne savait rien de ce qui pourrait se passer, on était à la fois motivés et on avait peur, un étrange mélange, un moment incroyable. Il neigeait ce jour-là, c’était fou, c’est un souvenir qui restera à vie. La garde à vue aussi était une première pour moi, ça s’est relativement bien passé, et quand je suis sorti de là, je me suis dit, putain j’ai envie de le refaire.

Et la deuxième fois ?

C’était un peu plus difficile. Un blocage du périph, l’été dernier, mais les automobilistes étaient beaucoup plus énervés, il y avait plus de tension. Mon rôle était d’être en « désescalade » : aller au contact des gens pour leur expliquer, tenter de les apaiser. Une fois que c’était fini, je me suis senti fier d’avoir accompli mon devoir. D’avoir assumé mes responsabilités face à l’Histoire. Cette garde à vue-là était plus longue : j’ai été déféré au Tribunal, à Paris.

Pourquoi cette fois-ci ?

Quand c’est ta première fois, tu as juste un rappel à la loi, tu es libéré après la garde à vue. A la deuxième, ils ont ton dossier, donc ils t’envoient au Tribunal, ils te proposent une peine appelée « composition pénale », sorte de jugement à l’amiable destiné à désengorger les Tribunaux.

Finalement, tu as de la chance que la Justice soit engorgée !

On en joue, oui.

Comment ça ?

Eh bien, derrière nos actions, l’un des buts est de poser un dilemme à la Justice, dans un contexte où l’État lui-même est condamné pour inaction climatique. Est-ce qu’on doit condamner des citoyens normaux qui mènent des actions au nom de l’urgence climatique, ou bien doit-on reconnaître la nécessité de prendre des risques, de désobéir à la loi, pour assurer notre survie commune ?

On est en démocratie, donc vous n’allez pas croupir dans des geôles crasseuses. Néanmoins, ce que vous faites demeure illégal...

Bien sûr.

Qui vous défend ? Vos avocats, ou bien des avocats commis d’office ?

On a nos propres avocats, engagés à nos côtés.

Avec quelle la ligne de défense ?

On se sert de quelque chose prévu dans le droit pénal, qui s’appelle « l’état de nécessité ». Ça ressemble à de la légitime défense ou au droit de retrait. Le juge peut reconnaître que, dans certaines situations, tu peux désobéir à la loi dès lors qu’il s’agit de prévenir d’un danger imminent et important. Donc notre objectif, c’est de faire évoluer la jurisprudence sur cet état de nécessité : que le juge reconnaisse que, vu le degré de merde dans lequel on est, eh bien oui, c’est une nécessité de désobéir à la loi. Les recours classiques de l’État de droit ont été épuisés, l’État a été condamné pour inaction climatique sans grande conséquence, et le système institutionnel et politique semble complètement bloqué.

Vous avez entamé des discussions avec les magistrats, ou leurs représentants ?

Non. Mais on se fonde sur des jugements récents, par exemple ceux qui ont concerné les décrocheurs. Tu te souviens des décrocheurs des portraits de Macron ?

Oui...

Certains juges ne les ont pas condamnés, au nom justement de l’état de nécessité. Certes c’est moins dérangeant pour la société que de bloquer un périph’, mais enfin ça reste symboliquement très fort. Et illégal.

Quand on regarde les images de vos actions, la référence aux actions de sabotage pendant la guerre saute aux yeux. C’est voulu ?

On a choisi de dire qu’on était en « résistance civile » plus qu’en « désobéissance civile ». Donc oui, on revendique clairement l’héritage de la Résistance. Mais attention, on n’est pas dans une situation d’oppression politique qui nécessiterait de franchir le cap de la violence. D’autres collectifs ont choisi de dégonfler les pneus des SUV, de saboter des usines, ou de saccager des parcours de golf. Nous on a choisi un mode non violent, et à visage découvert.  

Quand vous êtes en garde à vue, vous avez vos pièces d’identité sur vous ?

Oui, mais on garde le silence. On ne répond qu’aux questions qui concernent ce qu’on appelle la « petite identité », c’est-à-dire les seules informations contenues sur les documents officiels d’identité. Tu confirmes qui tu es. Pour le reste, tu te tais.

Mais tu n’as pas envie, au point où tu en es, de parler aux flics, d’essayer de les convaincre ?

Ah si, j’en ai même super envie ! Mais je me retiens parce qu’ils sont très bons pour te mettre en confiance, et hop choper des informations que tu n’as pas envie de donner. Par sécurité, on ferme notre bouche. Mais la plupart des policiers ont eux aussi très envie de parler, ils sont intrigués par ce qu’on fait, et certains même ne sont carrément pas hostiles.

Si tout est transparent chez vous, qu’avez-vous peur de « lâcher » ?

Il y a certaines choses non publiques : l’adresse de nos locaux, l’organigramme de notre organisation. Après, une simple enquête sur nous ne doit pas être si difficile à mener.

Êtes-vous constitués en association ?

Non. Le but n’est pas de pérenniser notre action. Nous sommes un mouvement qui mène des campagnes éphémères, qu’on espère victorieuses, puis passer à la suite. Et moi je suis simplement porte-parole de la campagne.

Vous êtes en mission.

Voilà.

Vos actions sont plus connues que vos fondateurs. C’est fait exprès ?

Il a bien fallu qu’un petit groupe de personnes fondent DR. Mais ensuite, beaucoup de gens nous ont rejoint, donc on n’a juste pas trouvé pertinent de mettre en avant une personne plutôt qu’une autre. Après, si parmi les citoyens engagés, certains ont des choses à défendre, et que pour ça ils doivent être plus médiatisés, très bien. Mais tout ne doit pas reposer sur une seule personne. Nous sommes dix porte-paroles, à parité.

J’imagine que vous croulez sous les demandes des médias ?

Oui, c’est pour ça qu’on est dix. Pour dispatcher. En plus, on n’est pas des professionnels des plateaux télé. C’est épuisant de faire ça.

Qui prend les décisions chez vous ? Tu m’autorises à parler « gouvernance » ?

Bof, non, pas trop.

Peux-tu me dire simplement quelle est le degré de démocratie chez vous, et la part de décisions prises par les dirigeants ? Qui décide un beau jour de bloquer le périph’ porte d’Ivry par exemple ?

Tout le monde peut proposer des idées, et ensuite il y a des processus de décisions internes qui permettent d’être efficaces. Voilà, je ne t’en dirai pas plus (rires).

Hum... D’accord. Parlons de ce qui s’est passé dans les autres pays, et au même moment, en particulier avec les attaques symboliques contre des œuvres d’art. C’était coordonné ?

Oui. C’est ça qui est génial avec DR : on fait partie d’un réseau international nommé « A22 », pour « Avril 2022 », date à laquelle ont commencé toutes les campagnes. Aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne (avec « Just Stop Oil »), en Allemagne, en Suisse, Italie, Norvège et en Australie. Bref, dans le monde occidental, un vaste réseau s’est constitué.

Dans mon référenciel personnel, c’est comme si vous apparteniez à une sorte d’Internationale. C’est un peu ça ?

Oui, c’est l’idée. Chaque campagne a choisi un sujet différent. Nous, c’est la rénovation énergétique, en Angleterre, c’est l’arrêt de tout nouvel investissement dans les énergies fossiles, au Canada c’est la déforestation. A chaque fois c’est la même chose : des batailles concrètes qui peuvent mener à des victoires faciles car consensuelles, et des actions perturbatrices. On échange des conseils stratégiques, des retours d’expérience très précieux. Récemment, on a même organisé une action commune avec nos amis italiens, de part et d’autre du tunnel du Mont Blanc. C’était très fort.  

Comment sortir du simple cadre occidental ?

Difficile. Dans les pays du Sud, les activistes sont beaucoup plus réprimés qu’ici, et doivent se battre parfois au péril de leur vie. Ça renforce notre propre devoir de nous battre ici, en Occident. On n’a même pas l’excuse de la dictature.

Comment êtes-vous financés ?

A la marge par des dons. Le réseau A22, lui, est financé par un réseau américain qui s’appelle le Climate Emergency Funds, fondé par des milliardaires qui se sont comme « réveillés », et ce réseau redistribue aux campagnes locales en fonction de leur ampleur.

Ça ne t’embête pas d’être financé par des gens très riches ?

Aucune bataille ne se gagne sans argent. Et puis si un milliardaire a une soudaine prise de conscience, je ne vois pas pourquoi je lui cracherais dessus. Par ailleurs, on a une grosse marge de manœuvre stratégique. On paye des permanents, comme moi.

Tu es rémunéré ?

Pas énormément, mais assez pour survivre. J’ai clairement perdu en niveau de vie, mais je n’aurais jamais pu m’engager à ce point en quittant tout simplement mon travail.

On voit bien, lors de vos actions, qu’il y a encore cette opposition assez vive entre le militant qui bloque le périph’ et le prolo qui vous déloge manu militari. Comment vous gérez ça ?

Les médias en font beaucoup sur cette opposition, tu sais.

Moi je te dis ce que je vois : des mecs furibards qui sortent de leur bagnole pour dégager la voie en vous molestant au passage.

Je parlais de ton utilisation du mot « prolo ». Parmi les gens énervés, il y en avait aussi qui avaient un avion à prendre. Ou des salariés, tout bêtement, qui n’avaient pas envie d’arriver en retard au travail. A ceux-là, on explique que ce n’est pas si dramatique s’ils ratent une réunion.

Ok, j’avoue, c’est ma manière de parler. Mais le problème reste le même : comment vous rendre populaires ?

Le but du jeu, même si on trouve des automobilistes sympas qui soutiennent notre cause, ce n’est pas de nous rendre « populaires », c’est d’interpeler. On accepte, dans un premier temps, de se faire insulter.

J’ai compris : vous n’êtes pas des résistants, mais des chrétiens des premiers âges !

Un peu, oui. Mais si tu suis l’analogie, alors à terme il va y avoir une vague de conversions.

Un empereur Constantin, et le tour est joué.

En tout cas, historiquement, la non-violence amène des résultats. Qu’elle provienne des premiers chrétiens ne me pose pas de problème. Ça va d’ailleurs au-delà d’une non-violence à la Gandhi : la violence, tu la prends sur toi. De ce point de vue, c’est vrai, on a un côté martyrs, sacrificiel.

Disons que si un type décide de vous rouler dessus sur un coup de sang, on n’en est pas loin.

N’exagérons pas tout non plus. Nos actions sont menées de telle manière qu’il n’y a pas de débordements. Comme le jour où j’ai joué le rôle du « désescaladeur ». Si tu vois un mec trop vener, tu le laisses passer. En vrai, ce ne sont pas les automobilistes qu’on vise. On est même presque désolés pour eux. On leur dit que ça ne va pas durer très longtemps, un quart d’heure tout au plus avant qu’on ne soit délogés par la police. Nos actions ne sont pas parfaites. Je ne sais pas ce qu’est une action parfaite.

Quel rôle jouent les émotions dans vos mobilisations ? Entre la solastalgie (ou éco-anxiété) qui frappe ta génération, et les « ateliers émotion » que vous organisez, une grande place est faite à l’accueil du sentiment chez vous.

Oui, on est dans un moment de l’histoire où on est capable de se dire : « Arrêtons de masquer nos émotions, ne nous laissons pas gagner par ce monde froid et technicien ». Viens à une réunion publique de DR : tu verras qu’on cherche à toucher les gens émotionnellement. On ne leur apporte pas seulement des faits tangibles sur l’urgence climatique. Notre objectif est que les gens soient touchés par ce qui est en train d'arriver, parce qu’un danger pèse sur leurs proches et sur le monde. L'information scientifique n'est pas suffisante. Parler de « + 2 degrés », c’est juste, mais ça ne touche personne. On veut reconnecter les gens émotionnellement. Il n’y a que comme ça qu’on est capable, ensuite, de prendre des risques. On veut que cette émotion sorte. De même, si nos porte-paroles doivent pleurer en interview, c’est ok.

Comment tu vois 2027 ? Est-ce que tu penses que l’ensemble des mobilisations écolos grassroots dont tu fais partie vont contribuer à faire gagner l’écologie politique à la Présidentielle ?

On aspire, à terme, à ce qu’il y ait une traduction politique de nos actions. Mais cette traduction peut s’incarner de plusieurs manières : une révolution, une cristallisation autour d’un grand mouvement, mais ça peut aussi être de gagner une élection majeure. Je ne dis pas non. Sauf qu’avant cette cristallisation, on a besoin d’un mouvement d’ampleur qui fasse converger climat et justice sociale. Quant à 2027, c’est loin. Notre horizon, c’est 2025.

Vous ne travaillez pas avec les collectivités ?

Non. On sait qu’il s’y passe des choses, mais notre échelle c’est l’État. On reste très jacobins !

Des responsables politiques vous ont-ils contactés ?

Oui. Surtout des dirigeants politiques de gauche. J’ai fait un débat récemment avec Yannick Jadot, un autre avec José Bové. Mais l’objectif est de ne surtout pas se faire récupérer. Si demain les Républicains défendent un projet de loi ambitieuse pour la rénovation énergétique, on soutient sans problème. On soutient tous ceux, en fait, qui veulent aller plus loin, plus vite.

Et faire de la politique vous-mêmes ?

Non. On n’est pas dans le jeu. On cherche à déscléroser, à contourner la politique.

Et toi, à titre personnel, tu te vois où dans quelques années ?

Ma vie a pris une direction inattendue, donc tout est possible. Une chose est sûre : à l’avenir, on va avoir besoin de gens qui sont prêts à tout sacrifier.

Tu es prêt à ça ?

Je vis avec ma copine, j’ai envie de fonder une famille. Je ne suis pas encore dans une logique d’abandon total de moi-même. Mais j’admire ceux qui en sont capables.