2027

Newsletter d'anticipation politique

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Par thierry Keller
15 déc. · 8 mn à lire
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Giuliano da Empoli : « On n’a pas encore trouvé l’antidote »

Meloni en Italie, Bolsonaro et Trump qui bougent encore, Marine Le Pen toujours en course. Le national-populisme est loin d'être en reflux. Pour évoquer sa nature et son expansion grâce au numérique, je suis allé voir Giuliano da Empoli, auteur du "Mage du Kremlin", mais aussi d’un essai remarquable écrit en 2019 : "Les ingénieurs du chaos".

Avant d’être auteur du Mage du Kremlin (Gallimard), Giuliano da Empoli fut l’adjoint au jeune maire de Florence, Matteo Renzi, avant d’en devenir le consigliere quand ce dernier, considéré alors comme l’avenir de la gauche italienne, devint premier ministre, entre février 2014 et décembre 2016. Las ! L’espoir fut vite déçu. Quoique récemment réélu sénateur, Renzi est retombé dans une forme d’anonymat, et da Empoli a vaqué à d’autres occupations. Bien lui en a pris. Enseignant, éditorialiste, essayiste, et maintenant romancier : c’est de l’autre côté de la vie politique que ce polyglotte progressiste, profondément européen (Italo-suisse né à Neuilly), pétrit le débat. Que ceux qui n’ont pas encore lu Le Mage du Kremlin réparent vite cette étourderie : le roman, un page turner ultra réaliste sur la prise et l’exercice du pouvoir par Vladimir Poutine vu par son principal conseiller, est un kif pour quiconque aime la littérature et la politique. Un coup de maître pour son auteur, pourtant novice dans l’art du roman, qui lui a valu, à défaut du Goncourt, raté d’un cheveu, le Grand prix du roman de l’Académie Française 2022.   

En 2019, Giuliano avait écrit un court essai intitulé Les ingénieurs du chaos (JC Lattès). C’est à ce titre que j’ai voulu le rencontrer. Dépoussiérant la traditionnelle lecture universitaire consistant à traiter l’émergence du national-populisme occidental par idéologie ou la structure de son électorat, il décidait de s’intéresser à la partie non visible du phénomène : ses inspirateurs de l’ombre. Ce sont eux, les ingénieurs du chaos, plus data scientists que conseillers en communication à l’ancienne, qui ont compris avant tout le monde comment utiliser Internet pour vendre de l’agitation, exciter les haines et finalement permettre l’accession au Pouvoir de figures méconnues ou complètement extérieures à la scène politique analogique. Partant d’Italie (la « Silicon valley du populisme ») avec le mouvement 5 étoiles, ourlant son récit entre gilets jaunes, vote en faveur du Brexit, Hongrie d’Orban, États-Unis de Trump évidemment, mais aussi Israël de Netanyahou, il partait à la rencontre de types comme Steve Bannon, Gianroberto Casaleggio, Andrew Breitbart, Milo Yiannopulos, Arthur Finkelstein, des inconnus du grand public volant d’une élection à l’autre, d’un pays à l’autre. L’auteur, au terme d’une enquête minutieuse, et parfois, s’entretenant directement avec ces personnages singuliers, néo-hippies, dandies ou renégats du monde des affaires, reliait les points entre eux, finissant par former un schéma cohérent. De façon je crois inédite, un intellectuel contemporain établissait un lien entre vie numérique et vie politique, et mettait à jour les ressorts techniques du bordel (même si, soyons honnêtes, Éric Sadin ou Yascha Mounk avaient commencé à creuser ce sillon).  

Si certains des protagonistes dont il est question ont depuis quitté la scène, ce qui en dit long sur la rapidité des cycles politiques au XXIe siècle, l’essai reste absolument pertinent pour une raison très simple : on n’a toujours pas pris la mesure de la puissance du national-populisme quand il rencontre les réseaux sociaux. Dans un chapitre consacré à Beppe Grillo et à son âme damnée, l’ancien informaticien de chez Olivetti Gianroberto Casaleggio (décédé depuis), da Empoli raconte par exemple comment en 2007, par la puissance de son simple blog, l’ancien comique organisa le premier « V Day » (V pour Vaffanculo), au nez et à la barbe du « système », qui ne comprit rien au film avant de voir déferler des centaines de milliers de personnes dans les rues italiennes, aux cris de « Allez tous vous faire enculer ». Ce coup d’éclat marqua le début de la conquête du pays par les 5 étoiles et leurs alliés de la Ligue du Nord, en 2018. La démonstration est limpide : d’un côté des leaders ultra transgressifs, dans le langage comme dans la vision du monde, de l’autre des manipulateurs de data capables de fragmenter le système par la diffusion de fake news et le bombardement d’informations contradictoires : bienvenus dans le nouveau national-populisme.  

Quelques semaines après l’arrivée de Giorgia Meloni au Palais Chigi, mais une petite semaine avant la victoire à l’arrache de Lula au Brésil (pays, soit dit en passant, où il vendit plus de 50 000 exemplaires de ses Ingénieurs), je rencontrai Giuliano da Empoli pour parler de cette nouvelle extrême-droite, de ses chances d’arriver au Pouvoir en France, et de l’introuvable antidote à la paradoxale « internationale national-populiste » qui n’a pas fini d’ensevelir le monde.    

Giuliano, commençons par le vocabulaire : comment qualifier l’extrême droite actuelle ? Tu utilises l’expression « national-populisme ». Ce serait ça le bon terme ?

Dire « national-populisme » relève d’une convention plus ou moins partagée. Inévitablement, le national-populisme recouvre des réalités très différentes, mais il me paraît important de rester dans une démarche comparative entre les différents pays européens. Or, cette définition permet de regrouper la mouvance globale. Quand on dit ça, on se comprend, même si ce n’est pas scientifiquement idéal. Après, j’ai un problème avec le terme « populisme » seul, qui de fait laisse le peuple à ces mouvements alors que, contrairement à ce qu'ils veulent faire croire, ils n'ont pas le monopole da sa représentation. C’est pourquoi je ne l’utilise jamais sans le mot « national » devant.  

Il est beaucoup question dans Les ingénieurs du chaos des data scientists qui accompagnent les leaders de la nouvelle extrême-droite : qui est l’ingénieur de Marine Le Pen ? On a l’impression qu’elle est encore très analogique...

C’est vrai. D’ailleurs dans mon livre, je parle assez peu de la France. Pendant le travail d’écriture, on était en plein mouvement des gilets jaunes qui, lui, était très digitalisé. A l’époque, une des questions était de savoir s’il y aurait une traduction politique des gilets jaunes grâce à l’extrême droite. Mais la jonction ne s’est pas faite, encore à ce jour. Les ingrédients sont présents séparément, ça ne veut donc pas dire que ça n’arrivera jamais. Zemmour a essayé, ça n’a pas marché. Alors qu’en Italie, le mouvement numérique 5 étoiles a communié avec l’extrême droite, en particulier sur le rejet très violent de l’immigration. L’extrême droite a « pris » le mouvement 5 étoiles : d’abord Salvini, puis aujourd’hui Meloni.  

Est-ce parce que le mouvement 5 étoiles est nativement numérique ? Contrairement au RN, qui est un « vieux truc »...

Attention, Meloni aussi vient d’un « vieux truc », mais elle a fait sa conversion numérique. D’ailleurs, la personne qui s’occupe de la communication de Meloni vient de 5 étoiles. 

Est-ce lié au fait que la France est un vieux pays politique ?

L’Italie aussi est un vieux pays politique, en plus déstructuré (il réfléchit). Bon, la France aussi est très déstructurée ! On est dans un cadre de déstructuration des mouvements politiques qui me rappelle le début des années 1990 en Italie. Pour le moment, de nouveaux mouvements politiques apparaissent, mais le paysage est très volatile. Cette volatilité peut faire basculer les choses à tout moment.  

En parlant de l’Italie, tu dis que c’est le pays de la jonction entre la colère et l’algorithme.

Oui, c’est la formule de base. J’utilise les mots de Peter Sloterdijk, qui parle de « banques de la colère ». Au cours du XXe siècle, les grands partis de gauche ont été capables de récupérer cette colère et d’en faire quelque chose. Pour différentes raisons, ce n’est plus le cas : les sociaux-démocrates et ce qui reste des partis communistes ne sont plus en mesure d’investir cette colère dans un grand projet de transformation. La colère est là, à l’état libre, elle augmente à mesure que la société est en crise, et les mouvements nationaux-populistes parviennent à la capter par l’utilisation des nouveaux médias et de leurs algorithmes, qui la diffusent et l’amplifient. Les réseaux sociaux sont à la colère, en regard des anciens médias de masse, ce que la fracturation hydraulique est au pétrole : un dépassement de la simple méthode du puits de pétrole. Avec un puits de pétrole traditionnel, on se contente de trouver un gisement, de creuser et de l’exploiter. Avec la fracturation, on doit être capable d’aller dans chaque roche, de tirer parti de chaque petit gisement séparé l’un de l’autre, même contradictoire. Les réseaux, c’est la fracturation hydraulique de la colère. En mettant les deux choses ensemble, tu peux obtenir des résultats spectaculaires.  

Tu expliques dans ton livre que tout cela est permis par le fait qu’il n’existe plus de centre, uniquement des périphéries. On peut même presque gagner une élection sans que personne ne s’en aperçoive...

C’est la grande différence avec les dynamiques centripètes d’avant : dans le système traditionnel, pour être majoritaire, il fallait un message majoritaire. Dans le système actuel, tu as besoin de surexciter les marges par mille messages différents, que tu peux envoyer de façon contradictoire. Chaque milieu ainsi surexcité génère sa propre force d’attraction. En additionnant tout ça, par la technique du « fracking », tu peux obtenir une majorité.  

Dans les enquêtes d’opinion, on observe malgré tout l’existence d’une majorité silencieuse qui ne veut pas la guerre civile. Les nationaux-populistes peuvent quand même prendre le pouvoir ?

Oui, bien sûr, ça a même toujours été possible. En Allemagne, la majorité de la population n’était pas d’accord avec le fait de brûler des livres. Et pourtant c’est ce qui s’est passé, non ? C’est la force de ces mouvements : miser sur l’apathie du centre. Le chaos, orchestré par des dizaines de versions du même événement qui partent dans toutes les directions, par les théories du complot... décourage la majorité. Ce n’est pas très intéressant, pour ceux que j’ai appelé les ingénieurs du chaos, de se concentrer sur ceux qui y croient : ce qui compte, c’est d’annihiler la capacité de réaction du cœur. Les gens vont se dire : « A quoi bon », « Tous les mêmes »... Que la société ne soit pas en colère n’est pas un problème, du moment qu’existe ce désenchantement.  

Une fois que les nationaux-populistes ont exercé puis quitté le pouvoir, que se passe-t-il ? Tu expliques dans le livre qu’après avoir été habitués à l’alcool fort, les électeurs ne supportent plus de camomille.

C’est la grande question. Pour l’instant, après Trump il y a eu Biden, après le mouvement 5 étoiles et avant Meloni, il y a eu Mario Draghi, après Bolsonaro le retour de Lula. Autrement dit, le retour de quelques vieux – donc, d’une certaine manière le retour de la camomille, des types gentils du monde d’avant revenus d’outre-tombe. On l’a vu avec Draghi : un vieux monsieur, absent des réseaux sociaux, qui a fait momentanément baisser la température. L’Italie étant la Silicon Valley du populisme, on a déjà expérimenté tous ces trucs. J’ai cru un moment qu’on pourrait s’en sortir avec Renzi, c’est-à-dire en intégrant les codes du populisme en les redirigeant dans la bonne direction. Ça n’a pas marché. Aujourd’hui, je me pose la question : est-ce qu’en faisant ça, on n’a pas augmenté le taux de populisme général ?  

Tu culpabilises ?

Non, mais je doute assez pour m’être mis en retrait. Aujourd’hui, je fais autre chose, et c’est à d’autres que moi de chercher les solutions. Je ne suis pas abattu, et même plutôt optimiste, mais c’est clair qu’on n’a pas d’antidote.